Le Livre

Globe Story

En route vers la Tanzanie.

Petit doute lorsque j’aperçois le vieux bus jaune, rouillé et entièrement dépourvu de roues, squatté par une batterie de volatiles caquetant de bonheur. Un jeune homme installé au sommet de deux pneus superposés nous regarde distraitement, mordillant une brindille et balançant les pieds dans le vide.

Une question idiote m’échappe :

Est-ce le bus pour la frontière tanzanienne ?

No. Technic problem !

Alors il nous parle de bus locaux, vieilles camionnettes que les autochtones appellent « taxis partagés ». Les passagers nous entourent, nous étouffent. Leurs palabres forment un bruit de fond harassant. Pourtant, courbée dans l’inconfort, je suis ailleurs, comme suspendue par l’éloignement, transportée dans une autre dimension. Mes repères sont mis à nu. Le contrôle m’échappe avec certitude. Je ne peux qu’attendre. J’attends une bonne vieille crevaison. Histoire de me dégourdir les jambes. Très vite mon rêve se réalise……

Inde. Noir.

Delhi, 26 septembre. Premier matin

La douche coule, délicieusement chaude, sur ma nuque raidie.

Je fixe le rideau plastifié où ruisselle l’eau, créant, grâce aux multiples nimbes de moisissures qui le bariolent, les dessins les plus abstraits. Mes pieds rougis par la vapeur accrochent ce regard artistique encore nébuleux : des dizaines de piqûres remontent jusqu’aux genoux. Les puces se sont offert une orgie. Je les imagine se prélasser dans mes draps encore chauds, panses repues tournées vers le plafond.. Les démangeaisons se propagent. Je reste stoïque. Sèche et enduite de crème, il ne me reste plus qu’à enfiler mon jean. Envie d’un grattage effréné. Je souffre !

Ici, impossible de louer une voiture sans chauffeur. Ram se présente avec un sourire trop mielleux. Avec son étroite et vieille camionnette, il nous guiderait à travers le Rajasthan.

… Normal, la route est psychotique, aliénée, cinglée, inconsciente, timbrée, névrosée, louftingue !

Delhi chauffe, pue et klaxonne. Ram jure, freine, cogne. On halète.

Stress et sueur. On écume. Des mendiants amputés implorant notre pitié écrasent leurs visages souffrants sur nos vitres, y déposant graisse, salive et ineffaçable portrait de douleur…

Dolpo. L’immaculé.

Teraï-Népal, octobre.

Nue. Toute nue. A cause de l’interminable mousson de la plaine du Gange, me voilà trempée, frissonnant malgré les 18 degrés ambiants, débarrassée de mes vêtements imbibés d’eau boueuse.

Au volant de sa camionnette, Dhruba roule sans se retourner, raide, concentré, redoutant le prochain torrent.

Je frémis, enveloppée dans mon unique serviette, toute ratatinée sur la banquette arrière, maudissant le torrent précédent. Il fait nuit, une nuit noire et vorace.

Qu'est-ce que je fais là à rouler sur cette route népalaise, longeant la frontière indienne, grelottant, bravant cette nature indisciplinée qui se moque des saisons ?

L’eau sous pression s’est propagée dans la camionnette, imbibant sacs et tapis. Les villages flottent, les camions se noient, et sur des panneaux, on lit : « Danger : do not cross during flood ».

À ce stade, l’eau ne trempe que nos mollets, peut-être quelques gouttes timides sur nos genoux, mais vraiment par mégarde !

Il y a le noir, la pluie battante et le grincement de l’unique et inutile essuie-glace.

Au loin, flirtant avec la nuit, j’aperçois alors ces lueurs furtives.

Prudent, Dhruba lève le pied.

Le noir envahit tout, mais les phares des camions, agglutinés sur le bord de la piste lui tiennent tête. Ils éclairent le triomphe de l’eau, de cette gadoue enragée, de cette coulée brutale, qui déguisée en lave océane barre le chemin.

Écoutant le fracas de la cascade qui s’ébranle en amont, j’imagine la force terrifiante de cette fureur aquatique. Quelle que soit l’offense des hommes, la vengeance des dieux me semble démesurément cruelle.

- Toi tu passes, toi tu passes, crient les marmots.

Déjà ils ouvrent la porte de la camionnette et nous happent au dehors. Leurs petites mains spongieuses glissent dans les nôtres. Nos yeux, habitués à l’obscurité, distinguent maintenant les berges où s’entassent bus et camions impuissants face aux flots…

…Tibet…

La jeep sursaute plus d’une heure sur un ultime espoir de piste.

Tout se brouille : les rugissements du moteur, les crissements des ressorts, les doigts nerveux qui s’amarrent à tout et le paysage qui vibre et dévoile parfois derrière sa large couronne verdie, un rocher poudreux, une esquisse, un mirage.

Le vertige, la montagne et le vide dansent. Soûlée, la jeep titube. Solitaire, elle se balance. Puis c'est l’arrêt, soudain, incongru, le silence retrouvé et cette évidence bien réelle que ce mur de roches brunâtres qui reprend à la route son droit d’exister, se dresse, féroce, nous claquant la porte de Shangrila au visage. La jeep hoquète dans un dernier soubresaut.

J’observe la montagne de glaise, apparemment inerte. Soudain, elle grogne, et laisse s’échapper de son magma quelques cailloux annonciateurs d’éboulements. On sort de la jeep.

Escalader, grimper, monter, dominer, traverser… glisser, trébucher, tomber… écrasés, engloutis, assommés ou aplatis.

Puis tout se succède si vite, trop vite.

Passang me prend la main, l’étreint doucement, puis la serre violemment sous la pression des doigts.

Me retournant, je ne vois plus rien que la terre qui se dérobe sous mes pas.

On marche vite. L’air me manque. Mes tempes bourdonnent, la fatigue extrême du corps efface subitement les peurs et les angoisses.

Je grimpe, vide, conditionnée, tirée puis poussée, sans répit, sous les cris du sherpa qui, sans cesse, scande : « don’t look down, don’t look down».

Alors, je regarde Passang qui me précède sans lâcher prise, sa casquette de toile bleue, son blouson beige et son jean délavé, son allure occidentalisée, et je vois en lui ce Tibet déraciné, exilé ; je sens la douleur de ce retour aux sources, de cette intrusion dans un passé volé. Marcher, marcher, ne pas se retourner, marcher, respirer, marcher encore. L’oxygène ne parvient plus jusqu’aux poumons, une certaine idée du bonheur l’a remplacé. Ainsi étourdie et décapée, j’absorbe mieux la profondeur des messages du pays des neiges….